Fabrice Raspati Auteur

Mélanie est assise sous le grand manguier. Son mari, Daniel, est allongé dans le hamac qui se balance mollement au rythme de ses paroles. La nuit coule lentement sur les toits du village de Kayodé. Le remous du fleuve apaise les corps de ceux qui, comme Mélanie, rentrent de l'abattis *. Ses mains sont douloureuses d'avoir tant bêché. Ses épaules, cuites par le soleil, résonnent de ses coups brutaux.

C'est l'heure des couleurs rosées sur le ciel sans fin. C'est l'heure de la forêt qui semble avancer vers les maisons. C'est l'heure des sons grouillants de la nuit qui se rapprochent et des moustiques qui fondent sur les peaux humides.

Mélanie observe ses petits enfants croquer à pleines dents dans des mangues. Le jus colle aux visages et l'odeur des fruits entête l'air.

Mélanie se lève et se prépare à rejoindre le tucucipan, le lieu de réunion collective et de célébration du village.

Elle est la cheffe coutumière de Kayodé depuis la mort de son père il y a 9 ans. Plébiscitée par la communauté pour son implication. On l'admire car elle est travailleuse, pugnace et sait écouter, plus encore que les autres.

Quand un parle son attention lui est offerte. Quand un parle elle laisse les mots sonner dans l'air, concentrée sur leur son, leur vibration, leur écho.

Chez les Wayanas on échange jusqu'à l'accord. Ceux qui n'arrivent pas à aller jusque là on les dit feignants ! Voter n'existe pas. Cela signifierait des vainqueurs et des vaincus. Une discussion ne se gagne pas. Ce n'est jamais une lutte.

Chez les Wayanas le chef est nommé à vie. Mais on peut le destituer à tout moment s'il ne sert plus sa communauté.

Mélanie se dirige à pas lents vers le tucucipan. Construit collectivement par les habitants, il est en forme de cercle.

Mélanie laisse chacun parler jusqu'à la satiété.

Souvent l'accord vient seul, au bout de la parole.

D'autres fois elle doit aiguiller. Dans ces moments elle pense au fleuve et, les yeux mi-clos, elle visualise le courant.

Prononce quelques mots. Peu. Souriant doucement.

Attendant que le Je redevienne Nous.

Tout est cercle.

Dans la nature il n'y a pas d'angle droit.

Du cercle nait l'enveloppe.

De l'enveloppe naît l'accord.

* Abattis: en Guyane parcelle cultivée par la méthode de l'agriculture itinérante sur brûlis.