Fabrice Raspati Auteur

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Mamo Alfredo / Entre Europe et Colombie...

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Alfredo est debout face à une entrée de station de métro.

Il ouvre les yeux. Le monde redevient visible.

Il voit des milliers de lumières, de voitures, de tapis rouge, des gens qui courent les bras chargés de paquets colorés. Autour de ces hommes et de ces femmes il y a comme une bulle qui les entoure. Une bulle transparente qui les protège des autres. Dans cette bulle ils peuvent téléphoner, écouter de la musique, écrire des messages, exprimer des émotions. Ils se croisent ainsi tous sans se voir ni se toucher.

Plus loin, sur le trottoir, il y a un arbre isolé, un très grand arbre. Ses racines ont réussi à soulever la pierre du sol et la craqueler, laissant apparaître un peu de vert. C'est un arbre très fort qui combat avec dignité malgré l'air empli de gaz.

Alfredo est triste pour l'arbre; pour les hommes et les femmes enfermés dans les bulles. Tout semble amputé ici. Il vient de Colombie; des montagnes de la Sierra Nevada. Il est Arhuaco, un des peuples premier de ces terres. Il est Mamo, guide spirituel et politique de sa communauté. C'est la première fois qu'il vient en Europe, invité par des scientifiques à partager ses connaissances sur la nature. Et à transmettre le message de créer un nouveau lien avec elle.

Sa tristesse est infinie.

Il n'a vu que des montagnes creusées pour passer plus vite d'un endroit à l'autre, des sources d'eaux protégées par des barrières auxquelles les animaux sauvages ne peuvent plus s'abreuver. Il n'a vu que des forêts d'arbres aux pieds si acides que rien ne peut pousser. Il n'a vu que des plaines sans fin remplies de blé jaune. Des plaines chevauchées par des grandes machines qui aspergent les épis d'un jus malsain qui salit le ciel.

Il a été le témoin d'une humanité qui se sert et d'une nature asservie, étouffée, exsangue. Lorsqu'il a fermé ses yeux il l'a sentie cette nature, tapie, prête à bondir, à écraser tout, à absorber. Pas pour blesser ni pour se venger, juste par nécessité de se transformer.

Son peuple vit depuis 4000 ans en lien avec la terre-mère. Lui Alfredo est resté 18 années dans le noir pour la connaître. Il est en lien permanent, un lien-liane qui unit à la mémoire des pierres, des arbres, de l'eau.

Un lien-liane qui fait chercher l'union. Et qui rend heureux.

Alfredo est triste de ces hommes et femmes qui font sans vie et sans joie. Qui se détournent d'eux. Qui se divertissent en achetant. Qui mangent et boivent pour s'oublier. Qui sont pourtant capables d'inventer des avions et des fusées. Des téléphones et des voitures.

Alfredo regarde cet homme qui lui même s'est arrêté pour l'observer. Dans son regard, l'étonnement: de ses vêtements blancs, de ses cheveux longs et noirs, de sa peau cuir, de ses pieds nus et épais sanglés dans des sandales.

Puis dans son regard très vite l'indifférence. Alors son pas s'accélère pour replonger dans la forêt de lumières et de bruits.

Alfredo referme les yeux.

 



01/01/2020
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