Fabrice Raspati Auteur

Estrella a 20 ans. Elle regarde autour d’elle et ne voit que des sourires. Alors elle plonge plus profondément. Elle va chercher le souffle d’après. Une fois trouvé la bonne densité elle ouvre grand sa bouche et son chant devient pur. Ses mains accrochent les cordes. Ses pieds battent le sol. C’est elle, c’est bien elle, c’est elle dans son essence. Ce n’est plus sa croûte humaine. Elle ne peut plus s’arrêter. Elle enchaîne les chansons. Elle ne stoppe que parce que les autres musiciens la supplient du regard. Ils sont épuisés, le public est épuisé. Estrella exulte. 

Le son s’arrête.

Alors Palomino redevient Palomino. Le bar redevient un bar. Estrella avait interrompu la valse des bières mais elle reprend. Beaucoup ici ont l’air usés. Cheveux longs, pieds nus, ivres depuis des années, remplis de produits, leur sueur est acide et en plus se dit-elle ils se prennent pour le nombril du monde.

Elle rit et gesticule comme les autres mais elle sent sa croûte humaine qui revient, cette croûte sèche qui la recouvre et qui l’éloigne d’elle. C’est un étau.

Estrella se sent vieillir.

Elle a 40 ans, elle va retrouver ses trois enfants. Elle les élève seule. Les seigneurs c’est eux. Ils la sucent jour après jour, exigent leur dose d’amour inconditionnel. Elle les aime alors elle donne. En fermant les yeux. Elle patiente jusqu'au fameux jour où ils seront plus grands.

En attendant elle donne des leçons de chant et de guitare chez elle. En attendant elle fait la maîtresse dans une école d’apprentissage libre. Un endroit où les parents ne veulent aucune contrainte pour leurs enfants...Les enfants détruisent tout et sont attentifs à ne rien apprendre.

Elle hait ce chaos, déteste enfants, parents, se déteste aussi mais a besoin de cet argent.

Sa vie est un bordel inextricable, elle le sait. Elle saisit son ukulélé, fait signe aux musiciens et se remet à chanter. Pour à nouveau faire fondre la croûte qui étouffe son corps.