Fabrice Raspati Auteur

Fabrice Raspati Auteur

Soler / Minca - Sierra Nevada / Colombie

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Soler fume au sommet du manguier.

Le soleil bascule par dessus les montagnes de la sierra nevada, écrase l'arbre et illumine la ville au loin. Les toits, incandescents, se mélangent avec l'océan et Santa Marta semble une île perdue.

Soler aime la fumée qui appuie sur sa gorge et qui creuse ses naseaux.

"Le temps que la sueur sèche" il se dit et après je descends. Il contemple les branches qu'il vient de couper. Au sol, autour des racines, une couronne de feuilles. Une odeur de sève flotte. La fumée de sa cigarette l'étourdit et il s'assied contre le tronc, les pieds ballants dans le vide. Un perroquet guacamaya atterrit à côté de lui. Il est bleu vif et jaune, il tient dans son bec une paire de ciseaux en acier.

Soler aperçoit la maison de son oncle où il vit. Depuis les accords de paix de 2016 Minca est à la mode. Y affluent des européens qui viennent s'enivrer au milieu de la jungle. De son perchoir il voit aussi le pont qui surplombe le fleuve et les reflets des armes des militaires qui sécurisent la zone pourtant délivrée de la guerilla.

Soler veut descendre. Le guacamaya lui fait face. Il tente quelques grands gestes pour qu'il parte mais l'oiseau le toise. Avec son ciseau en travers du bec et ses serres puissantes il est presque menaçant. Il se rassied, allume une autre cigarette et sort le livre de la poche arrière de son jean. De métier Soler n'en a pas vraiment: s'occuper des chevaux de son oncle, entretenir le jardin de quelques étrangers. Sans savoir ce que sera le jour d'après. Et puis à la finca de son oncle il y aura toujours un peu à manger.

C'est le propriétaire du manguier, un créateur de masques en cuir pour le théâtre, qui lui a offert le livre. Un livre de "Gabo", Gabriel Garcia Marques, le prix nobel de littérature. Un jour dans son atelier, alors que Soler l'aidait, il a sorti d'un tiroir cents ans de solitude et lui a dit qu'il ne pourrait pas être complètement colombien tant qu'il ne l'aurait pas lu !

Chez Gabo la mort n'est jamais loin et les âmes sont là, toujours prêtes à hanter où aider les vivants. Chez Gabo l'exubérance déborde de chaque page.

Soler a 25 ans, un corps noueux, sec et tonique; il n'est jamais aussi bien que lorsqu'il court, porte, coupe, scie et seul l'épuisement l'apaise. Il retrouve dans le livre cette énergie farouche. Chaque mot est un bain d'humains en ébullition. Soler aime ce verbe puissant et il ne sait pas ce qu'il fera quand il aura fini le livre, alors il retarde le moment. Le guacamaya l'ennuie car il n'avait pas prévu de lire avant le repas. Lire Marques c'est se sentir ivre de rage, plongé dans l'histoire complexe du pays, c'est accepter la violence comme constitutive de cette terre. Jamais il n'aurait cru à la puissance des mots. Depuis qu'il a commencé le livre, sans savoir pourquoi, il a envie de voyager. Chaque jour les mots détruisent ses propres limites.

Soler prend une mangue verte, d'un geste sec la lance et parvient à atteindre le perroquet en pleine tête. Il le regarde chuter sur le tapis de feuilles et s'empaler sur les ciseaux.

Il referme le livre, satisfait d'économiser quelques pages.

Il descend de l'arbre, ramasse le ciseau qu'il nettoie et repose dans l'atelier de masques.

Il jette le petit corps coloré dans le ravin.

La vie a un goût de sang et de terre mouillée.



18/12/2019
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