Fabrice Raspati Auteur

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M. Mouss / Guyane / Cayenne

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Monsieur Mouss n’a plus de jambes. 

Enfin comme il le dit lui-même ses jambes sont toujours attachées à son corps mais elles sont désormais inaptes.

Lui qui a traversé les mers du monde entier n’est plus capable de traverser son salon. Heureusement la vie a été clémente et sa retraite de la marine marchande lui a laissé de quoi acheter un appartement devant l'océan, ici à Cayenne. Avec Mme Mouss, son épouse, une belle brésilienne rencontrée à Manaus ils y vécurent heureux.

Mais Mme Mouss a rendu son âme. Le jour de son enterrement M.Mouss a fermé la porte de leur chambre, laissant le lit défait et les affaires telles qu’elles étaient et ne l’a jamais plus ouverte. 

Il s’est installé sur le canapé face à l’océan, a poussé son fauteuil sur la terrasse et partage son temps entre ces deux endroits dont la distance convient à ses jambes flétries.

De la terrasse on voit tout : la pointe Buzaré plus loin et la place des Amandiers juste en contrebas.

Si la place des Palmistes est la plus connue et la plus visitée de la ville, pour lui elle n’est qu’un grand carré d’herbe décoré de palmiers immenses et un peu idiots.

Rien à voir avec la place des Amandiers, îlot irrégulier de terres déformé par les racines des arbres qui surplombent l’eau et la grande mer. Il n’y a que là à Cayenne que les alizés caressent la peau.

Quand la saison sèche assoie toute la ville jusqu’à la tombée de la nuit, M. Mouss, lui, comme suspendu au-dessus de la place, ferme les yeux.

Le vent sèche ses larmes de sueur et de deuil, le vent fraîchit ses aisselles, souffle dans ses oreilles, lui susurre quelques sucreries aériennes, des histoires de mer, de fous rires, d‘ivrogneries et de coquineries. 

Le vent lui offre l’idée de sa vigueur passée. Autant dire que sans lui M. Mouss ne serait pas grand chose.

Bien sûr tout n’est pas rose et le vent, parfois, s’arrête. Alors la vieillesse s’abat sur lui comme une pierre d’avalanche. Des fois M. Mouss se force même à compter les poils de ses jambes. Mieux vaut ça que d’attendre la mort non ? 

Quand il arrive à 6000 en général les becs-en-ciseaux se mettent à chasser; les bec-en-ciseaux ce sont des oiseaux marins. M.Mouss les a vus en Afrique et les a retrouvés ici. Leur bec est plus long dans sa partie basse que dans sa partie haute, alors ils pêchent parallèles à l’eau, rasant les vagues et ne s’arrêtent jamais, capturant des poissons sans sourciller et se nourrissant en vol.

C’est un vol fusée, ils creusent la mer de leur bec-radar, comme des ballerines en suspension.

C’est l’heure à laquelle M.Mouss accroche un panier à une drisse qu’il fait glisser de son balcon jusqu’à la place. Un restaurateur lui dépose son repas chaud qu’il remonte sur sa cime. Cette chair est toujours bonne.

Après les couleurs du ciel finissent par fondre. Les longs cheveux noirs et la peau brune de sa brésilienne restent dessinés dans les airs encore un instant, mais à un moment la nuit prend définitivement ses droits.

Et l’enfer commence !

 



06/03/2019
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