Fabrice Raspati Auteur

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L'amour est un appel d'air chapitre 5

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Le vent séchait les fougères des dunes. Je jouais de la guitare, la bouche remplie de cet air chaud.

 

Louis était assis à mes côtés en position du lotus et en robe orange. Il lisait « La psychologie des foules » de Gustave Lebon, et venait à peine de terminer « le Prince » de Machiavel.

 

Sa formation s'achevait, il connaissait toutes les incantations nécessaires, avait ouvert un nouveau compte en banque avec un virement mensuel de 10% pour le gros et m'allouait chaque semaine l'équivalent de ce que je gagnais chaque mois en France multiplié par deux : le prix de mon silence!

 

Des affiches avaient été posées en ville, un article avait paru dans le journal où l'on annonçait un changement de messie à la confrérie des chevaliers célestes, suite à je ne sais quelle prophétie lue dans un croissant de lune.

 

L'image médiatique de Louis était encore fraîche, la première page d’EL PAIS avait marqué les esprits, les premiers disciples étaient prévus la semaine suivante.

 

Louis maîtrisait son sujet, à tel point que devant mon insistance à partir, il m'avait menacé d'une vengeance venue des ténèbres, annonciatrice d'une fin proche que lui seul pouvait éviter !

 

Louis n'avait jamais fait semblant. Il ne jouait pas au possédé. Il avait trouvé sa voie. Ses yeux ne mentaient pas, ils avaient doublé de volume et noircis avec la même profondeur que ceux de son maître.

 

Louis vitupérait, moi j'écrivais.

 

Louis haranguait dans l'odeur d'encens. Je soignais mes pleins et mes déliés dans la sueur.

 

J'étais confiné dans une pièce minuscule, encerclé de monticules de documents comptables.

 

Un matelas, une table, une chaise, le tout posé devant une fenêtre qui donnait sur les dunes et la mer.

 

Je sortais de ma cellule pour grignoter les restes frugaux des adeptes, boire un verre de Rioja ( j'en avais caché à plusieurs endroits) et je retournais trimer.

 

Des pages s'amassaient sans que je ne puisse stopper ma logorrhée épistolaire; parfois, c'était la lumière du petit matin qui me surprenait, les yeux rouges, le poignet quasi paralysé, avec des milliers de pattes de mouches couchées sur des feuilles répandues autour de moi, par terre ou sur le bois de ma table.

 

Je m'écroulais alors sur le matelas, me laissais aller à une somnolence fugace et brutale.

 

Puis, je retournais à mes histoires. J'étais bien au-delà de l'abrutissement.

 

A en oublier les barrissements des chevaliers célestes aux heures de prière. A en oublier Louis, qui faisait construire une statue à son effigie. A en oublier les regards mauvais de José Maria Aznar.

 

Un soir, j’écrivis le mot FIN en majuscules, tout au bas de la feuille et, au même moment, réalisais la présence de l’orage.

 

A cause de l’humidité qui me fit frissonner. Des reflets des éclairs qui apparaissaient dans le noir, derrière les vitres. Du sol qui grondait.

 

Je restais hagard un instant, avant de réaliser que j’étais en slip, en plein hiver!

 

J'eus besoin de savoir quel jour on était, de rassembler mes feuillets, un énorme paquet de 800 pages et de les ranger dans le tiroir de mon bureau.

 

Je voulus aller voir Louis, mais une sensation de fatigue physique m’engourdissait et j’eus du mal à me lever.

 

Tenir debout me demanda un effort tant mon corps était ankylosé.

 

Je traversais le couloir qui menait à la salle de prière et de méditation en boitant, je dus même m’appuyer contre le mur tellement mes jambes me paraissaient vides.

 

Je m'arrêtais devant la porte d'où une odeur d’encens s’échappait.

 

Je m’entraînais à être invisible, Louis était de plus en plus insupporté par ma présence.

 

Je tapais les pieds sur le sol pour faire remonter le sang dans mes mollets.

 

J’ouvris les deux battants, me sentis aspiré au milieu de la pièce et le vis.

 

José Maria Aznar, un sabre à la main ! Du rouge sur la lame, du rouge sur le sol.

 

Puis, Louis. Du rouge sur les mains de Louis.

 

Des disciples en charpie, des gorges tranchées, des trachées ouvertes, du sang, encore du sang et une odeur de souffre, d’encens, de chair.

 

Je ne savais pas l’odeur de la chair, mais je la reconnus instinctivement. L’odeur de la charpie. L’odeur du fétide, de l’agonie.

 

Et puis ces têtes, toutes ces têtes, toutes ces têtes séparées de ces corps, ces sourires béats et ces paupières closes sans cou !

 

Ces têtes, qui appartenaient à des gens que je voyais chaque jour depuis plusieurs semaines, ces têtes déposées sur le carrelage rouge.

 

Et tout ce sang mêlé, le sang uni de ces hommes et de ces femmes formait un sang unique qui glissait, s’insinuait dans les rainures et les imperfections du sol.

 

Au milieu de ce ruisseau de sang se trouvait un cadre en bois de grande taille à l’intérieur duquel il y avait une photo.

 

Une photo de Mercé à laquelle Louis et José Maria Aznar jetaient chacun un regard dévoué, violent, admiratif, un regard que je ne pouvais supporter.

 

Je baissais les yeux et vis les dizaines de canettes de coca par terre, certaines d’entre elles flottaient sur le sang, on aurait dit des jonques sur une mer enflammée par le soleil couchant.

 

Je reconnus un bruit familier de métal qui se tordait. José Maria Aznar s’avançait avec une canette dans sa main droite qu’il réduisait en bouillie, une masse titubante qui fondait sur moi !

 

Je pensais – personne ne lira jamais mes histoires- et c’est là qu’il s’ouvrit la gorge de long en large, très doucement, avec une facilité déconcertante.

 

Un geyser monta dans les airs, son sang retomba avec une immense lenteur et il eut le temps de s’affaisser avant que la première goutte ne touche le sol.

 

Je vis Louis s’avancer vers moi dans un geste identique, et, lorsqu’il leva la main vers sa carotide, j’abatis le cadre sur sa tête !

 

Il me fixa, à peine sonné, presque vexé, comme si je lui avais enlevé le pain de la bouche et je dus écraser le cadre une deuxième fois sur son crâne.

 

Il explosa sur son cuir chevelu. Louis s’écroula à son tour. Le dessus de sa tête luisait comme mille feux, les bouts de verre y formaient un chemin lumineux.

 

J’arrachais Louis de terre, le pris dans mes bras et me ruais au dehors, sans savoir où j’allais !

 

Je courais avec un poids mort dans les bras, le sable soulevait une poussière cendrée autour de nous, j’entendais des sirènes au lointain.

 

On déboucha sur un chemin de terre, protégé de la nationale par des oliviers centenaires.

 

Je courais, et en sens inverse croisais des voitures de police et de pompiers. On baignait dans une nappe colorée en rouge et bleu, Louis avait une couronne d’épines et je portais un roi en disgrâce!

 

Les véhicules continuaient d’affluer, je n’en revenais pas du nombre qu’ils étaient.

 

Mon souffle se stoppa d’un coup, je ne pouvais plus avancer.

 

Je restais debout, Louis dans les bras, à penser à Mercé, à me demander ce qui s’était passé.

 

Je posais les deux genoux dans la terre dure, sèche, sorte de rocaille sans pierres, et je n’arrivais pas à lâcher Louis, comme s’il constituait une ultime réalité, un rempart contre la folie qui nous avait attrapés.

 

Le sang coagulé sur son crâne emprisonnait un bout de photo de Mercé ; précisément son œil gauche, sur lequel tombait une mèche de cheveux.

 

Louis avait un œil de Mercé qui sortait de sa boite crânienne.

 

J’entendis une voix et un masque à oxygène apparut sur le visage de Louis.

 

Une main se posa sur mon épaule et je vis une bouche de pompier sous un casque argenté.

 

Des particules en forme de bulle en sortaient et se dirigeaient vers mon oreille.

 

« El Amor es un aspiracion de aire » prononça t’il.

 

L’Amour est un appel d’air.

 

 

 

FIN



25/04/2024
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