Fabrice Raspati Auteur

Fabrice Raspati Auteur

Javier / fleuve Don Diego / Colombie

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Javier est accroupi. Il tranche de quatre coups secs la coque de la noix de coco. Il écarte en appuyant avec la lame la fibre et en extrait la deuxième coque. Quatre autres coups suffisent pour creuser un trou à son sommet. Il boit avec plaisir le jus. Il pose sa machette devant lui. La lame est affûtée de la pointe jusqu’à 50 cm du manche. Ainsi on peut la saisir en son début pour un travail plus précis comme découper ou fendiller.

Cette machette c’est celle de don Gilberto, son papa. Le manche est fait d’un bois rare de la forêt de Córdoba.

Elle est comme une extension de don Gilberto qui la portait toujours à sa main gauche. Aujourd’hui à 92 ans il ne peut plus. Il l’a offerte à Javier hier soir. C’est un honneur, ils sont 9 frères et sœurs. C'est son tour de prendre soin maintenant.

Javier entre dans l’eau fraîche du fleuve. Il se lave et retourne sur la rive. Il réfléchit en mangeant la chair de la coco. L’argent manque.

Quand don Gilberto est venu de Cordobá c’était pour travailler à la production de marijuana sur les flancs de la Sierra qui surplombent le fleuve. C’est là qu’il a rencontré sa quatrième femme, la maman de Javier. Quand l’état a interdit la marijuana tout le monde s’est mis à la coca. Quand l’état a brûlé au glyphosphate les champs de coca les sols sont devenus stériles et la nourriture a manqué. Don Gilberto a racheté une parcelle pour rien et après plusieurs années le yucca et le maïs sont à nouveau sortis de terre. Avec les avocatiers et les manguiers il y a assez pour la famille. Mais il manque cet argent pour les médicaments de don Gilberto.

Javier se lève et prend la route de Don Diego chargé d’un sac de mangues. Il sue sur les lacets raides et traverse deux gués. Il perd quelques fruits dans le deuxième, désarçonné par la force du courant.

Trempé, il rentre dans le village. Depuis les accords de paix de  2016 les FARC ont disparu. Les paramilitaires se sont sentis pousser des ailes, ils sont plus nombreux qu'avant et rackettent les habitants. Javier passe dans les rues suffocantes, salut gêné quelques personnes;  ici on ne sait jamais à qui on parle.

Il dépose les mangues sur le comptoir de la boutique. Castro lui tend un billet et c’est encore moins que prévu. Javier ne dit rien, il y a dix ans Castro travaillait pour celui qu’on nommait «El Patrón» un paramilitaire de la zone connu pour avoir violé 200 enfants.

Javier pose la machette de don Gilberto sur le comptoir. Castro la regarde. On n’en fait plus des comme ça, toutes ont des manches en plastique et sont faites en Chine. Il prend dans sa vitrine réfrigérée un des poissons du fleuve qu’il vend. C’est un gros argenté à la peau de fer qui bouge encore. Castro lui tranche la tête d’un coup sec. Il sourit, satisfait et pose la machette dans le sang qui s’écoule du corps. Il revient avec plusieurs boîtes qu'il donne à Javier. Il lui serre la main pour sceller l’accord. Il aura les médicaments jusqu’à la mort de don Gilberto.

En franchissant le premier gué Javier nettoie le rouge de ses mains. Au fur et à mesure qu'il avance dans la jungle,  entouré des arbres et des odeurs qu'il connaît, assommé par cette chaleur familière, il se sent heureux. Vivre reclus protège du chaos.

 



02/07/2019
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