Fabrice Raspati Auteur

Fabrice Raspati Auteur

Djamel et Alicia / Granada / Nicaragua

20190731_174324_HDR.jpg

 

Djamel aime Alicia. Alicia aime Djamel. Des fois, comme dans un rêve d'enfant, les histoires d'amour ne s'arrêtent jamais.

Djamel est pieds-nus sur le trottoir; au bout de la rue le soleil irise les eaux du lac Nicaragua. Dans l'air l'odeur de son pain et les pépiements des gosses venus de la salle à manger de sa maison. Là, Alicia les accueille deux soirs par semaine pour un atelier d'art. Dessins, peintures, collages. Alicia est sociologue et peintre. Elle montre, guide, propose plus qu'elle n'enseigne. Eux avides et concentrés, font passionnément jusqu'à ce qu'un parent ou un grand frère les appelle pour rentrer. Plus tard dans la semaine ils se dressent sur la pointe des pieds pour atteindre la fenêtre et rient en apercevant Alicia avec une tasse de café à la main ou enveloppée dans une serviette de bain.

Djamel sourit. Sourire est désormais une posture politique.

Depuis 2018 le pays est comme un fruit tranché en deux avec un hachoir. Sanguinolents, affaiblis, honteux, coléreux, tristes, en deuil, les pros et les antis sont face à face. Djamel est pro. Comme une partie du peuple il se rappelle du président qui a changé durant quelques années la vie des pauvres. Qui leur a donné du pain, des mots et des terres.

Et puis le temps, impitoyable a tout érodé. La faute des Américains pense Djamel qui ont armé des hommes pour abîmer le nouveau monde.

Djamel ne nie pas les balles autorisées par le même président il y un an. La haine a gagné les coeurs et s'est déversée dans les rues. Les antis ont du partir ou se terrer.  70 000 se sont réfugiés au Costa Rica.  Leurs familles sont surveillées. Des policiers entrent chez les "Golpistes" et les menacent.

Djamel sait tout ça mais il ne peut pas haïr, il n'a pas appris.

Il est arrivé au Nicaragua en 1979, l'année de la prise du pouvoir des Sandinistes qui déboulonnèrent la dynastie dictatoriale en place. Il est venu les yeux exorbités d'espoir, croyant en cette révolution populaire, a intégré les Brigades apportant son savoir faire de boulanger. C'est là qu'il a rencontré Alicia avec ses cheveux noirs et son énergie ébouriffante. Ils se sont aimés comme deux morceaux d'un grand tout. Fiers de leur amour et de leur engagement.

Aujourd'hui il a honte quand il croise son voisin, Patricio, qui a perdu un fils de 20 ans dans un affrontement et qui est sans nouvelles de son frère incarcéré. Patricio sait que Djamel est pro. Djamel baisse toujours les yeux quand il le croise et sourit timidement.

Djamel a du fermer la boulangerie faute de clients après la bataille rangée. Alicia a transformé le fournil en atelier et les enfants du quartier viennent, les fils des pros et des antis. Quand ils repartent Djamel leur donne un sac avec des petits pains encore tièdes. Il a décidé de ne plus jamais parler politique. Il se contente de sourire et d'offrir. Priant pour que sa générosité quotidienne et minuscule panse quelques plaies.

Le soir, après l'atelier, Djamel et Alicia vont jusqu'aux rivages du lac et regardent la nuit prendre le pouvoir.

Le clapotis des eaux les guide l'un vers l'autre.



20/03/2020
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 63 autres membres