Fabrice Raspati Auteur

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Cinq très grosses dames / Sao Paolo de Oliveira / Brésil

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Sur le quai de Sao Paolo de Oliveira ils attendent.

Au loin la silhouette de l’Esmeralda sort de l’ombre de la nuit et s’avance lentement vers le port.

Au bord du béton, devant l’eau paisible et brune de l’amazone, ils attendent.

Il y a là quelques vendeurs qui trépignent, un religieux hirsute et sale, cinq très grosses dames soigneusement rangées côte à côte, des dockers.

La Lancha frôle le quai et met en mouvement les corps. Les 600 passagers dorment encore. Seul la petite cinquantaine qui termine son voyage patiente au pied de ses bagages.

Les vendeurs sautent sur le pont et se jettent dans les escaliers qui montent aux étages, hurlant entre les hamacs le nom de leurs marchandises. Le prêtre de brousse, cheveux gris, se met à bramer au pied du bateau, une bible à la main.

Une petite foule, réveillée par les vendeurs s’avance vers les rambardes et contemple l’éructeur.

Le chargement et le déchargement démarrent, c’est une cohue immédiate.

Il y a des tee-shirts verts affiliés au bateau, des torses nus qui travaillent sur le port et quelques passagers qui, contre un billet, prêtent main-forte à cette armée de sueur.

Une voiture 4/4 neuve et brillante est descendue sur le port, des cartons de poulets congelés fumants de froid sont portés à dos d’hommes dans une procession sans fin ponctuée des braiments du prêtre.

Quelques passagers, le visage encore atteint des stigmates du sommeil fument ou boivent un café en observant le ballet.

C’est à ce moment que les cinq très grosses dames s’élancent. Poursuivies par d’autres passagers arrivés depuis qui tentent de se frayer un chemin pour s’installer dans la forêt de hamacs. Les cinq très grosses dames transportent avec elles une odeur nauséabonde de cuir tanné et de gibier qui crée un couloir sanitaire. Elles repèrent un espace libre et se jettent dessus. Elles n’ont même pas à écarter les choses, la simple présence de leurs gros corps fait le vide.

Elles accrochent sur les barres métalliques des hamacs colorés et surdimensionnés. Une fois le campement établi, elles s’assoient sur le sol et sortent de leurs sacs de toile du pain, une pastèque, du jambon, des mangues, du fromage, des sodas. L’une coupe des tranches de fruits, l’autre déchire le plastique du jambon et enfonce des tranches roses et dégoulinantes dans des  pains beaucoup trop petits pour les supporter.

La troisième, n’y tenant plus, croque dans le fromage entier et une fine trace blanche vient décorer sa moustache de poils noirs. Elle tend le morceau entamé à la quatrième qui ingurgitait une tranche de pastèque obèse. Captivée par la beauté de ce fromage elle s’empresse de confier à la cinquième son fruit, en essuyant le jus rouge sur ses babines désormais colorées. Elle fait alors pénétrer le fromage dans son bec géant et y adjoint un petit pain qui est englouti en quelques secondes.

Et puis les cinq gosiers se mettent à s’agiter ensemble et tout y passe dans un fatras d’onomatopées inquiétantes. Ce qui est terminé est jeté sur le plancher du bateau. Lorsqu’elles se retournent brièvement au son d’une sirène tout le monde a un peu peur, leurs regards semblant indiquer qu’elles vont maintenant dévorer le bateau.

Autour, d’autres passagers s’installent dans une sauvagerie intense. Le soleil chauffe le pont et l’air commence déjà à s’absenter. Chacun veut sa place et la prend. On ne demande pas, on écrase , on déplace, on pousse, c’est un peuple panzer.

Sur le pont les derniers cartons de poulet congelés sont transportés en courant. Le prêtre remet ses vêtement en bon ordre, fait demi tour ne s’intéressant plus à son public et disparaît dans un des chemins rouges qui mène vers la forêt qui encercle la ville.

Les dockers jettent les derniers cartons de poulet sur le béton pendant qu’un autre enlève la passerelle. Les cartons s’empilent sous le soleil, le bateau s’éloigne. Le port redevient une terre abandonnée au bout de la grande forêt.

 



14/05/2019
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