Fabrice Raspati Auteur

Aurora s'avance vers le feu pour l'attiser; elle sait que sans sa chaleur la réunion ne sera pas bonne.

Pendant qu'elle tourne les braises et dépose quelques branches sèches plusieurs groupes entrent dans la maloca, bâtiment de bois tressé coiffé d'un toit de feuilles de palmiers.

Femmes, enfants, hommes, vieillards s'installent en cercle autour des flammes qui soufflent soudainement quelques étincelles qui serpentent dans les airs.
À l'écart, dans la pénombre, une dizaine d'hommes sont assis sur les talons et chiquent silencieusement le mambé, un mélange traditionnel de feuilles de coca et de cético.

Les enfants à côté d'eux jouent bruyamment, les cris d'un match de football s'invitent à l'intérieur. Trois femmes arrivent en riant; deux sont vêtues de vêtements urbains, la troisième est en short, maillot de sport, pieds-nus et tient sa machette à la main. Des traces de fruits séchées perlent la lame. Un chien passe en courant et ressort. Un jeune homme fume une cigarette appuyé contre le "maguare", tambour de bois et de peaux tendues qui rythme les cérémonies et les fêtes.

Aurora a traversé le hameau pour venir; elle a vu que beaucoup rentraient chez eux.

Elle a vu la grappe d'adolescents au bord de la route qui mène à Leticia, la première ville colombienne après la frontière avec le Brésil et le Pérou. Tous portables à bouts de bras à la recherche de réseau.

Elle a vu devant l'arrêt de bus les employés de Tanimboca, le complexe touristique qui jouxte la communauté. Ici les touristes étrangers et colombiens viennent visiter la forêt amazonienne comme un parc d'attractions.

Le feu est désormais sûr de lui. Alors Aurora démarre la réunion. Elle est la cheffe coutumière de "kilometro 11", l'une des communautés Huitotos de Leticia où vivent 500 personnes. Les Huitotos sont un des 102 peuples premiers de Colombie. Depuis la constitution de 1991 ces peuples ont une reconnaissance légale. Ils peuvent avoir leur propre police et gèrent leurs affaires dans la communauté.

"kilometro 11" est en périphérie de la ville et de l'aéroport qui permet de rejoindre Bogota et d'éviter les kilomètres de jungle épaisse dites infréquentables, entre narcos trafiquants et paramilitaires.

Dans le cercle autour du feu chacun voit l'autre, parle sans freins et va au bout de sa parole. Le cercle enveloppe.

Une femme prend des notes sur un carnet. Demain elle doit porter la voix de la communauté auprès du gouvernement colombien pour développer l'école du hameau.

À l'aide d'un bâton Aurora déplace de la cendre qui menace d'étouffer les flammes. Bien campée sur la terre humide, noire et sableuse qui recouvre le sol de la "Maloca" elle reformule les mots des uns et des autres. Tout le monde doit comprendre la même chose.

Un des hommes de la pénombre se lève et parle comme une sentence. Puis se rassoit. Un silence nimbe l'espace. Il est gonflé de pensées et suspend la parole. Lorsque la parole redescend du nuage des pensées elle est différente. Elle a changé de vent. S'est enrichie de texture.

Les "Mambeador" sont la mémoire de la communauté; ils rappellent à l'ordre quand il leur semble qu'on s'égare. C'est une histoire qu'ils content, une anecdote qu'ils remémorent. Ils ne participent pas à la discussion mais rappellent le commun. Leur présence volète dans les airs de la maloca telle une poudre lumineuse et quand leur voix claque elle est comme un écho lointain. Un écho lointain du monde des ancêtres. Un écho du monde d'avant qui cherche une place dans la Colombie du 21ème siècle.

Quand Aurora rentre chez elle les cris du football se sont tus. Reste la nuit éclairée par la lune éblouissante, la nuit aux odeurs exubérantes de mangue, la nuit aux sons des criquets, des singes et des moustiques.

"kilometro 11" est entouré par la jungle, elle est l'alliée des Huitotos, leur bouche nourricière.

La route qui longe la communauté est une erreur de goudron au milieu de l'immensité.