Fabrice Raspati Auteur

Fabrice Raspati Auteur

Carlos / Granada / Nicaragua

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Carlos porte un pantalon de toile blanc et une chemise en lin beige. Ses cheveux sont gominés, sa moustache est taillée finement comme une courte ligne de crayon horizontale. On dirait un Eroll Flynn fatigué lorsque, de sa démarche chaloupée et un peu lourde, il descend les marches d'escalier qui relient son appartement à l'arche de Noë.

L'arche de Noë c'est la "pensión" qu'il a créée dans sa maison de famille. Une bâtisse comme on en voit beaucoup dans le centre de Granada. Une façade colorée et, derrière la lourde porte en bois coté rue, un grand couloir qui s'ouvre sur un patio avec une dizaine de chambres au mobilier simple.

Puis une cuisine. Si on la traverse, un carré d'herbes brûlé par le soleil, un avocatier dont les branches chargées de fruits coulent vers le sol, un lavoir, des draps qui sèchent.

Tout autour du patio des hamacs, des rocking-chair de bois tressés, des peintures naïves et vives suspendues sur les murs blancs et au centre un gazon à peine à l'abandon.

Carlos attend deux couples d'étrangers qui dorment là. À ses visiteurs il propose toujours une visite de la ville dans sa voiture. En Anglais ou en Espagnol, de sa voix calme et élégante, il dresse un état des lieux factuel et impitoyable de la passion qu'ont toujours eu les Etats-Unis pour ces terres tentant de s'en emparer comme un ogre d'un joujou.

Il roule lentement devant les bâtiments principaux du centre, tous issus de la conquête espagnole :

la façade de l'église de la Merced rappée par le temps, la place de l'indépendance gorgée de lumière, les maisons au style arabo-andalou.

Puis il se dirige vers le lac en longeant les hauts trottoirs qui laissent imaginer la hauteur des eaux pendant la saison des pluies.

C'est une visite lente, comme un film vieillot qui défilerait au ralenti.

Le lac Nicaragua sur les bords duquel la ville s'est échouée, privant la jungle d'un peu de son territoire, est le plus grand d'Amérique centrale. De là on aperçoit les contreforts du volcan Mombacho et c'est un bon endroit pour se taire quelques instants.

Sur la route du retour, si son humeur est à la mélancolie, il glisse quelques mots sur l'homme coupé, un homme séparé de lui à lui sur lequel il écrit un projet de film.

L'homme coupé c'est un peu Carlos quand il habitait aux Etats-Unis avec son épouse américaine et leur fils.

À la recherche de plus. Plus de biens, plus d'argent, plus de divertissement.

Jusqu'à entendre un jour le son épais de son propre vide.

Aujourd'hui Carlos sourit en pensant à ses rêves de famille idéale de l'American way of life, des rêves en morceaux comme ceux d'une carte postale déchirée et jaunie !

La douleur est parfois une faille de laquelle surgit ce que l'on est.

Depuis, pas à pas, il construit son projet de "pensión" dans sa maison d'enfant. La maison où vivent sa sœur et sa mère. Celle où son fils vient le voir des USA pour les vacances.

Carlos est heureux d'accueillir les visiteurs et de sentir à chaque échange un peu de lui se reformer.

Quand il évoque l'homme coupé son regard est lointain, perdu dans cette terra incognita qu'il traversait encore récemment.

Mais au fond il est heureux et se sent comme une terre rouge séchant au soleil, une terre reliant les éléments d'un tout bien plus vaste que son propre égo.



17/06/2020
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