Fabrice Raspati Auteur

Victor décapsule sa bière "Aguilà" et boit trois longues gorgées. Autour de lui le puzzle du marché s'assemble. Les Campesinos, enveloppés dans leur poncho épais et rêche, déballent des marchandises. Victor tête trois nouvelles lampées. Quelques gouttes de sueur courent de ses tempes jusqu'aux poils blancs de sa barbe. La bière fraiche l'apaise. Victor est heureux, il a un très bon livre dans la poche arrière de son jean. Il se réjouit de tous ces mots qui l'attendent. Il s'accoude au comptoir, boit trois rasades supplémentaires, froisse le métal vide de sa canette dans sa main, salut un couple de gens bien habillés venus de Bogotà, prend dans ses bras pour un abrazo un ami passant par là, en invective un autre qui croise au lointain. Il hésite à ouvrir une autre bière, mais décide d'attendre que les arepas de sa voisine soient cuits. Il se met au travail. Il y a eu beaucoup de dons cette semaine. Une centaine de nouveaux livres ! Il faut les dépoussiérer, recoller les bordures de certains et les classer dans les rayons; bientôt le coude à coude va commencer et Victor n'aime pas ranger quand le marché bat son plein !

Derrière lui des joueurs de Tejo (*) s'affairent et quelques éclats de pétard troublent parfois le ciel bleu andin. Des odeurs de viande grillée cheminent dans les allées. Victor est bénévole pour la "Hoja" et aime conter l'histoire de ces passionnés qui cherchaient à transmettre le goût de lire. Dans sa bouche le désir de quelques-uns se transforme en épopée. Et voilà que déferlent une bande féroce que la littérature a rendus fous ! Ils envahissent les places publiques et les écoles, déversent des tonnes de mots dans le pays ! Ils font le siège de tous les endroits touristiques pour convaincre les propriétaires d'offrir un espace où quiconque pourra venir emprunter un livre gratuitement. Victor était là à l'origine, bibliothécaire-paysan de combat et a donné beaucoup durant ces 7 années de lutte. À ce jour 100 bibliothèques existent !

Pour certains Victor a déplacé plus de stocks de bières que de cartons de livres ! Il est un vestige attachant mais fatiguant. Pourtant, dès qu'on le regarde sur le marché de Villa de Leyva, il s'avance vers vous d'une démarche vieillissante et vous abreuve. De mots, de citations, de plaisirs de lire. Il voudrait que sa vie soit pleine, dense comme les histoires de tous ces écrivains. Tout ce qu'il a lu est extraordinaire ou le devient. Et il plonge, fiévreux, dans les contreforts des châteaux de mots de son stand pour chercher ce qu'il vous faut ! On l'écoute, amusé et on repart avec un bouquin qu'on ne lira peut être jamais. Un petit bout de Victor qu'on laissera traîner sur sa table de chevet. Comme un poème oublié. Mais sûr qu'un jour en le retrouvant par hasard, après avoir enlevé du bout des doigts la poussière déposée sur la couverture, on aura envie de le feuilleter. Pour mieux se rappeler ce monsieur un brin raconteur, un brin pirate, un brin vieil oncle suranné d'un autre bout de monde...

(*) Jeu du peuple précolombien Chibcha dans lequel on envoie une rondelle de métal sur une cible se situant à 20 m. Sur la cible de la poudre à certains endroits...