Fabrice Raspati Auteur

Sur le port de Leticia Juancho attend. Campé sur ses courtes jambes, les deux mains posées sur son ventre rebondi, il observe les allées et venues.

Le marché en surplomb est gorgé de Colombiens d'autres départements et d'étrangers. Il déambulent pour manger du poisson, une soupe et observer les pêcheurs ouvrir les gueules géantes des pirarucus avec leur machette. Mais bientôt ils glisseront vers le port et les bateaux car tous veulent le frisson de la jungle.

Leticia est la porte d'entrée amazonienne de la Colombie. Elle touche les frontières du Pérou et du Brésil. Juancho est né ici et sait rester sur ses gardes dans ces eaux troubles. Il y a les paramilitaires, il y a l'armée nationale, il y a les narcotraficants et on ne sait jamais qui marche avec qui. Il y enfin l'immense fleuve Amazone et puis il y a lui, Juancho, abrité derrière son grand rire.

En Colombie on se jette comme une volée d'oiseaux sur les clients et on hurle jusqu'à ce que l'un cède. Lui reste tapi derrière la forêt des vendeurs et attend les apeurés et les hésitants. Il montre son bateau, petit, propre avec un moteur puissant et emporte souvent de belles prises: aujourd'hui deux jeunes américains partent avec lui pour la journée.

Il sort paisiblement de l'enfilade des maisons sur pilotis qui longe le port et met les gaz. Le bateau se soulève, le bruit du moteur envahit l'air et de puissantes vagues claquent contre la coque. Il avance en creusant un sillon d'écume. Derrière ses lunettes de soleil il regarde avec amusement les deux touristes qui se serrent l'un contre l'autre, frissonnants de l'aventure qu'ils se sont offerte. Juancho pointe une barque qui passe au loin et dit "Narcos !" et ils se serrent encore plus! L'eau est dure comme des bosses de béton. Le ciel est si bleu, la forêt si verte, l'immensité si grande qu'ils se serrent encore et encore.

Juancho pose quelques questions, ils font un "trip" de 15 jours dans 10 endroits différents de Colombie et prennent le soir un avion pour Bogota! Ils sont pressés. Juancho lance alors le moteur au maximum et le bateau frappe l'eau comme un marteau. Le bruit assourdit l'air. Il ne ralentit qu'à l'entrée de Puerto Narino. Le couple se détend, plus besoin de s'arc-bouter pour ne pas chuter!

Puerto Narino est un village au milieu de la forêt vierge. Converti à l'écologie depuis 10 ans il attire les visiteurs.

Juancho les guide vers une veille femme qui vend des bijoux au milieu d'européens aux pieds nus qui vivent là et se sont lancés dans l'artisanat. Quand le garçon revient avec ce qu'il dit être un collier de dents de jaguar Juancho rit, dit "no ! Pecari !" et mime un cochon. Le garçon rit aussi. Il les emmène dans une bicoque à l'écart et, devant une télé braillarde, ils mangent du poisson du fleuve, des patacon (bananes plantain frits), du riz et du piment. Ils sont ravis et lui tapent dans le dos en remontant dans le bateau.

Ils s'avancent ensuite lentement vers un bras du fleuve où plusieurs lanchas chargées de touristes agrippés à leur smartphone tournent en rond. Rien ne se passe et les lanchas s'éloignent.

Juancho ne cesse de regarder l'eau. Après un long moment un aileron puis deux, puis trois fendent la surface et les corps roses des botos, les dauphins de l'Amazone, s'extraient gracieusement avant de glisser sous l'onde. Juancho s'amuse à les suivre. Ils longent les flancs du bateau quelques instants et quand on voit leurs gueules on dirait qu'ils sourient.

La fille se jette à l'eau. Juancho stoppe le moteur en jurant ! Le garçon lui dit "no problem she's a fish! !". Juancho le jauge et regarde la fille nager. Son dos est puissant, musclé et des gouttes de soleil teintent sa peau tandis que les botos la frôlent. Juancho se dit que la vie surprend toujours si on la laisse faire. Alors avec le garçon ils regardent le ballet de la fille et des dauphins. Pendant quelques instants seul le bruit de l'eau remplit le ciel. Bientôt il sera temps de rentrer à Leticia mais rien ne presse.